Règles de procédure d’assemblées délibérantes : pour une petite révolution démocratique en France |
Les Robert’s Rules of Order. Ce nom ne vous dit rien ? Il s’agit pourtant d’un puissant instrument de conduite des délibérations dans les assemblées de la société civile destiné à l’exercice du pouvoir, à la contestation de ce pouvoir, mais aussi à la légitimation de l’issue des délibérations. Les Robert’s Rules of Order1, dont la première édition est parue 1876, incarnent des règles qui soulignent l’importance du droit d’expression de chacun, du respect de certaines règles de comportement pour le bon fonctionnement des débats et de la prise de décision démocratique dans le respect de la minorité. |
Joseph Smallhoover |
Ces règles sont utilisées par au moins 85% des associations et autres entités (clubs, partis politiques, sociétés commerciales ou congrégations religieuses) aux Etats-Unis qui souhaitent organiser des délibérations. Le Code Morin, élaboré par le notaire québécois Victor Morin, contient des règles similaires à celles de Roberts Rules of Order, mais qui sont adaptés aux besoins de la communauté francophone au Québec. Même si l’histoire des Robert’s Rules of Order s’étend depuis un peu plus d’un siècle, le concept à ses origines s’étend jusqu’à l’ancienneté. Dans la Grèce antique2 et à l’époque des Romains3 (il y a 450 ans avant JC), on trouve déjà des traces d’organisation d’assemblées avec la mise en place de règles sur la manière de prendre la parole, de soumettre des propositions et de voter des résolutions. Au Vème siècle, les Britanniques organisaient des « rencontres de sages4» au cours desquelles se sont mises en place au fur et à mesure des règles pour tenir une assemblée démocratique. Et aux Etats-Unis, ce type de pratique a commencé dans les institutions législatives pendant la période coloniale, puis fut suivi par l’adoption de règles parlementaires après l’indépendance5. Ces pratiques se sont ensuite progressivement développées dans tous les domaines et toutes les classes de la société. Aujourd’hui, ces règles sont tellement entrées dans les mœurs des sociétés qui l’ont adoptées qu’elles sont appliquées naturellement et presque inconsciemment. L’Europe de nos jours, et la France en particulier, est moins au fait dans ce domaine que les pays de tradition anglophone, et convaincre les sociétés civiles européennes y compris la société civile française d’accepter un tel changement, assez radical, dans leurs modes de fonctionnement pourrait prendre du temps. Pour le moment, aucune mention de ce type de règles n’est faite en France. Qui ne souhaiterait, cependant, après avoir assisté à une assemblée générale (de copropriétaires par exemple) que celle-ci se déroule dans l’ordre et le calme ? Les règles élémentaires de la vie sociale existent déjà au sein des assemblées en France mais se révèlent insuffisantes pour tenir correctement des débats dans le respect des droits des participants. On peut donc espérer l’intégration de ce type de mesures à notre société civile française. Au sein de notre Parlement national, il existe bien des règles de procédure parlementaire qui organisent le fonctionnement interne des assemblées au moyen de divers règlements et instructions générales6, mais on ne trouve aucune trace de ce type de procédures dans toutes les autres organisations et associations françaises. Plusieurs raisons peuvent expliquer l’absence de règles régissant les débats d’opinion ici. La première est historique. En 1835, Alexis de Tocqueville écrivit dans son ouvrage De la démocratie en Amérique que « ce n’est point l’usage du pouvoir ou l’habitude de l’obéissance qui déprave les hommes, c’est l’usage d’une puissance qu’ils considèrent comme illégitime et l’obéissance à un pouvoir qu’ils regardent comme usurpé et comme oppresseur7» . Plus récemment, Laurent Cohen-Tanugi8, dans son œuvre Droit sans l’Etat, expliqua comment l’Etat a peu à peu confisqué à la société civile toute prise d’initiative et d’autonomie qu’elle est en droit d’avoir en tant qu’entité citoyenne. Selon lui, nous sommes simplement devenus des gouvernés, comme nous le rappelle l’anecdote de l’étudiante interviewée par une chaîne de télévision à la Sorbonne, pendant les manifestations anti-CPE, et qui se plaignait du fait que les étudiants n’avaient aucune idée de l’organisation d’un débat. Dans un tel contexte, Laurent Cohen-Tanugi9 souligne que la source de normalisation est perçue comme une prérogative de l’Etat en France et est méconnue de toute origine privée. Il précise qu’il n’y a pas de « dissémination du pouvoir social10» qui pourrait donner à la société française une fonction d’autorégulation si bien reconnue dans la société américaine, où les citoyens s’autonomisent vis-à-vis de l’Etat et se reconnaissent le pouvoir d’instituer, et d’édicter, leurs propres règles dans leurs relations privées. La thèse de Laurent Cohen-Tanugi révèle avec force que les citoyens français ont une conception assez traditionnelle des rapports entre l’Etat et la société, représentée par un organigramme descendant de prise de pouvoirs et d’autonomie11 (dont le sommet est l’Etat et la base la société). Enfin, il admet que l’une des raisons pour lesquelles on constate une absence de procédures permettant de tenir des assemblées générales ordonnées et démocratiques est le pessimisme des Français, qui ne croient pas réellement en la capacité du droit à résoudre des conflits sociaux. Ils ont peur, effectivement, d’introduire des règles dans les intérêts personnels par crainte d’une remise en cause de leur sécurité, de leurs statuts, et de leurs droits. Or, dans la perspective où ce type de pratique commencerait à se développer en France, on peut craindre que l’institutionnalisation de ces règles n’affecte la puissance de la traditionnelle critique sociale française12 par un formalisme excessif de l’organisation des assemblées. Car en France les membres de la société civile prennent de plus en plus la parole et aspirent à un certain activisme qui vient en confrontation directe avec l’étatisation. Des interventions beaucoup plus individuelles voient le jour avec le développement de la vie associative13, de jurys citoyens14, d’ateliers participatifs15 ou de conseils de quartiers16. Des démarches s’insérant aussi dans des évolutions de démocraties participative et délibérative17 existent et nécessitent un débat proactif et une organisation démocratique et juste des assemblées respectant les groupes majoritaires et minoritaires. Dans l’optique d’institutionnaliser des méthodes d’organisation (des assemblées) afin de favoriser un débat constructif et une prise de décisions reflétant les discussions et propositions des participants, une mise en place progressive de ce type de mesures serait souhaitable. Car le débat mené est plus riche et les orateurs ne sont pas confrontés à des « députés [qui] embrouillent le débat et fatiguent l’assemblée18 » selon la formule consacrée d’Alexis de Tocqueville. Pour l’heure, le débat reste ouvert. Dans un avenir plus proche, peut-être verrons-nous les huit millions de logements en copropriété, ainsi que le million d’associations françaises ou encore les réunions des conseils d’administration adopter ces mesures19. Il est certain que la France a tout à gagner à institutionnaliser la « gestion des conflits d’intérêts, le maintien d’une certaine transparence et une amélioration globale des modalités de prise de décision20». Et pour ceux qui n’auraient pas encore vu l’utilité de ces règles de procédure, rappelons qu’Henry M. Robert, fondateur des Robert’s Rules of Order, dit “where there is no law, but every man does what is right in his own eyes, there is the least of real liberty”21.
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