Samuel Barber, un compositeur transatlantique |
Le XXe siècle fut pour les États-Unis le siècle de toutes les percées artistiques : dans les arts plastiques, Jackson Pollock, Alexander Calder, Andy Warhol, Mark Rothko allaient bouleverser un paysage monopolisé depuis des siècles par l’Europe ; en littérature, William Faulkner, Truman Capote, Jack Kerouac, Thomas Pynchon, John Dos Passos définiraient une nouvelle façon de raconter le monde cependant que, dans les salles obscures, D.W. Griffith, Cecil B. DeMille, John Ford ou Howard Hawks poseraient les bases de la grammaire cinématographique. |
Association Capricorn | Pierre Brévignon, Fondateur |
Mais c’est en musique, plus peut-être que dans tout autre forme d’expression artistique, que le Nouveau Monde allait donner une réplique étincelante aux trois « grands d’Europe ». Tandis que la France succombait à la déferlante wagnérienne ou s’enivrait des parfums entêtants du folklore espagnol, pendant que l’Allemagne prédisait le « règne de mille ans » du dodécaphonisme et que l’Italie cherchait un digne successeur à Verdi et à Puccini, l’Amérique voyait naître une musique à la fois innovante et enracinée dans un riche terreau national. Scott Joplin et ses rags, George Gershwin et ses rythmes jazzy, Charles Ives et ses fanfares chaotiques, Aaron Copland et son Far West réinventé, Leonard Bernstein et son Broadway opératique allaient côtoyer, en une extraordinaire éclosion de talents, les pionniers des expérimentations sonores les plus audacieuses (Ives, bien sûr, mais aussi Roger Sessions, Elliott Carter, Milton Babbitt et John Cage). À l’écart de ces noms illustres, partisans d’une musique résolument tournée vers l’avenir, un homme allait occuper une place singulière : Samuel Barber (1910-1981).
Strict contemporain de Leonard Bernstein, d’Elliott Carter et d’Aaron Copland, Barber s’est toute sa vie tenu en marge des courants musicaux incarnés par ses trois confrères. Ni showman-né comme le bouillant auteur de West Side Story, ni laborantin de la musique, ni folkloriste, il a mis un point d’honneur à naviguer à contre-courant des modes et des avant-gardes. Loin d’affirmer dans ses œuvres une identité strictement nationale, Barber s’est toujours efforcé de tracer un trait d’union musical entre l’Amérique et l’Europe. Paradoxalement, cette sensibilité pluriculturelle s’exprimera d’autant mieux qu’il n’aura jamais reçu l’enseignement de Nadia Boulanger au Conservatoire de Fontainebleau, contrairement à Carter, Copland, Bernstein… et à plusieurs dizaines d’autres grands noms de la Musique Américaine. À sa bienfaitrice Mary Louise Curtis Bok, fondatrice du Curtis Institute of Music de Philadelphie, Barber, alors âgé de 22 ans, écrivait la veille d’un départ en Europe : « Il m’est impossible de vous dire combien je rêvais de retourner en Europe cet été. J’ai constaté que je travaillais toujours beaucoup mieux là-bas, que j’y trouvais une sorte de rafraîchissement spirituel. Il m’est devenu indispensable de pouvoir traverser l’Atlantique après avoir passé l’hiver à étudier. » Cette passion pour le Vieux Continent, Barber la doit d’abord à sa tante maternelle Louise Homer, cantatrice vedette du Metropolitan Opera de New York, et à son oncle Sidney Homer, célèbre compositeur de mélodies. Tous deux étaient partis vivre à Paris après leur mariage en 1895, et c’est en France que la carrière de la chanteuse avait débuté avant de prendre de l’ampleur au Covent Garden de Londres et à la Monnaie de Bruxelles. À son retour à New York en 1900, elle avait été immédiatement engagée par le Metropolitan Opera où, à côté des incontournables Wagner et Verdi, elle allait interpréter, vingt ans durant, les œuvres de Gounod, Meyerbeer, Saint-Saëns, Gluck, Offenbach et Boieldieu. Barber sera profondément marqué par cette francophilie et, en 1928, son premier voyage outre-Atlantique débutera, comme un hommage, par un séjour à Paris. Une autre influence européenne majeure de Barber fut Rosario Scalero, son professeur de composition au Curtis Institute. D’origine italienne, Scalero vouait un culte à Johannes Brahms, à Jean-Sébastien Bach et aux madrigalistes de la Renaissance, trois sources qui irrigueraient les compositions vocales, orchestrales et chambristes du jeune Barber. Enfin, la rencontre avec Gian Carlo Menotti, qui allait devenir le compagnon et l’alter ego de Barber pendant près de quarante ans, renforcerait cette ouverture à d’autres horizons, cette soif d’une culture transatlantique. Barber fut longtemps considéré comme un compositeur américain atypique. À quelques rares exceptions près – une Symphonie n°2 composée en temps de guerre et dédiée à l’US Air Force, un cycle pour piano, Excursions, calqué sur des danses et chants populaires américains, ainsi que l’émouvante évocation d’une soirée dans le Tennessee (Knoxville Summer of 1915, sur un poème de James Agee) –, son catalogue est une déclaration d’amour à la culture européenne. Ses mélodies, ses œuvres pour orchestre, ses opéras s’inspirent tour à tour de James Joyce, Søren Kierkegaard, Percy Bysshe Shelley, Richard Brinsley Sheridan, les tragiques grecs, les poètes victoriens, Shakespeare, Pablo Neruda, Anton Tchekhov, Isak Dinesen… Le cycle des Mélodies Passagères, composé en 1951, offre à lui seul un résumé de cet amour de l’Europe : il reprend des poèmes de l’Autrichien Rainer Maria Rilke écrits en français et fut créé à Paris par les dédicataires de l’œuvre, le baryton Pierre Bernac accompagné au piano par le compositeur Francis Poulenc. Les liens privilégiés de Barber avec la France lui valurent d’être désigné, sur la recommandation d’Arthur Honegger et de Roland-Manuel, président du Conseil international de la Musique de l’Unesco en 1952. Parlant couramment italien, allemand, russe, français, Barber y tissa au fil des ans des liens d’amitié très forts avec les artistes internationaux les plus en vue. Et ce n’est sans doute pas un hasard s’il fut, aussi, le premier compositeur américain invité en Russie durant la Guerre froide… Et pourtant, par une étonnante alchimie, la musique de Barber ne cesse de dépeindre, à nos yeux, une Amérique intemporelle. Son Adagio pour cordes, son Concerto pour violon, sa Sonate pour piano font à jamais partie de l’Americana, au même titre que l’Empire State Building, le doughnut à la cannelle, la Route 66 ou les Marx Brothers. Compositeur profondément américain et profondément européen, c’est tout naturellement que Samuel Barber verra son centenaire fêté, en 2010, par l’Association Capricorn, basée à Paris, à travers une série de concerts réunissant des interprètes originaires du Vieux Continent et du Nouveau Monde.
|
![]() Samuel Barber en septembre 1966, quelques jours avant la première de son opéra Antony and Cleopatra © Association Capricorn ![]() Samuel Barber et Gian Carlo Menotti à la villa Capricorn, 1958 © Association Capricorn ![]() Un timbre de la série « Compositeurs classiques », sortie en 1997 © Association Capricorn |